Chip Maloney |
Levrons l’ancre! – Le biais d’ancrage en investissement
Au cours de ma carrière de 15 ans en investissement, j’ai fait tellement d’erreurs que j’en ai perdu le compte. Certaines se veulent le résultat d’une piètre analyse de l’entreprise étudiée, d’autres d’une recherche inadéquate, sans compter les innombrables bévues réalisées en m’aventurant hors de mes cercles de compétence. Toutefois, dans bien des cas, les erreurs étaient mentales ou mieux connues sous le nom de biais cognitifs. Ces biais se produisent quand un investisseur prend des raccourcis mentaux pouvant mener à des erreurs dans le processus décisionnel.
Dans cet article, je vais me concentrer sur le biais d’ancrage qui, personnellement, a été le biais cognitif le plus coûteux. Je ne compte plus les pertes boursières, ni même les multiples opportunités manquées, résultant de ce biais.
L’ancrage implique de baser une décision sur un point de référence récent même si le point en question n’a aucune pertinence avec la décision actuelle. Cela se produit fréquemment durant une négociation de prix. Quand ma femme et moi regardions pour acheter une maison à vendre, durant le processus de négociation de prix, le point de référence était le prix affiché. Notre courtier immobilier, lequel représentait aussi le vendeur, a utilisé l’effet d’ancrage à son avantage quand elle a suggéré de faire une offre de 3 à 5% sous le prix demandé. Elle nous a dit que la seule considération était de ne pas déposer une offre si basse que ce serait une insulte pour le vendeur. En rétrospective, le fait qu’elle a fixé l’élément d’ancrage comme étant le prix affiché a fort probablement influencé le prix que nous avons finalement payé pour la maison, et amélioré les chances qu’elle négocie un prix acceptable pour l’acheteur (nous) et le vendeur, s’assurant ainsi d’une commission importante pour son travail.
Dans son essence, acheter et vendre des actions sur les marchés publics suit un processus de négociation de prix similaire à l’achat d’une maison. Le biais d’ancrage entre en jeu lorsqu’un investisseur considère l’achat ou la vente d’une action et qu’il utilise par erreur un prix récent comme point de référence pour établir sa décision d’achat ou de vente, et qu’à partir de ce point, il ajuste incorrectement son estimé de juste valeur marchande à la hausse ou à la baisse.
Quand un investisseur regarde les prix récents d’une action, peu importe si ces prix sont supérieurs ou inférieurs au prix actuel, ce dernier devrait se demander: « Est-ce que le prix actuel est un prix intéressant en relation avec les perspectives futures de la compagnie et ce, en ignorant le prix auquel l’action a pu se transiger récemment? » C’est une question difficile qui exige beaucoup d’effort mental et de travail pour obtenir une réponse. Au lieu de se plier à cet exercice exigeant, inconsciemment, notre esprit va souvent lui substituer une question plus facile, mais inapproprié, tel que: « Lorsque je compare le prix actuel de l’action avec des prix de références récents, est-ce un prix raisonnable à payer ? » La réponse est souvent trompeuse, et peut avoir comme conséquence que le prix d’achat est beaucoup trop cher ou, dans le cas d’une vente, que la contrepartie reçue est beaucoup trop basse par rapport à la valeur intrinsèque de l’action. Cela peut aussi mener à des opportunités manquées dans le cas où un titre semble cher en relation avec des prix de référence récents, mais est en réalité encore sous-évaluée au niveau fondamental.
Mon exemple le plus flagrant d’ancrage s’est produit en 2003 quand je suis tombé sur une compagnie du nom de MTY Food Group (MTY.TO ; « MTY »). Au cours de mes recherches, j’avais remarqué que le PDG avait récemment acheté 20% des actions en circulation de deux autres actionnaires importants à un prix de 0.25$ par action. À l’époque, les actions se transigeaient à 0.30$ pour un ratio cours-bénéfice de seulement 3x, une évaluation absurde pour une compagnie d’une grande qualité comme MTY. Cependant, je me suis ancré au point de référence de 0.25$ et je n’ai pas bougé mon ordre d’achat à 0.30$. Peu après, l’action est partie sur une envolée de 10,000% sur plus de 10 ans.
Dans mon expérience, les erreurs d’ancrage les plus coûteuses sont survenues habituellement lorsque j’ai manqué l’achat de titres de croissance comme MTY à des prix plus bas. Parce que j’ai refusé de payer plus cher que les récents prix, lesquels étaient beaucoup plus bas, ces titres se sont par la suite appréciés de plusieurs centaines de pourcents sans m’avoir moi comme actionnaire.
Suivant un processus mental similaire, un autre groupe d’erreurs d’ancrage coûteuses s’est produit lorsque j’étais actionnaire de titres de croissance achetés à des niveaux plus bas. Alors que l’action d’une compagnie donnée s’appréciait, j’avais beaucoup de difficultés à augmenter ma position et mon coût moyen. Il ne me semblait pas naturel de payer le double de ce que j’avais payé auparavant, même si l’action peut avoir été relativement moins chère à ce moment suite à une amélioration des fondamentaux ayant, par exemple, comme conséquence de tripler la valeur intrinsèque de la compagnie.
Une autre situation où l’ancrage a fait des ravages dans mon portefeuille: Quand une action continue de s’apprécier après que j’aie vendu ma position. Mon prix de vente devient le prix d’ancrage et la situation s’accompagne souvent de remords d’après-vente au fur et à mesure que le prix de l’action augmente. Dans la passé, même si ces titres étaient toujours sur ma liste à surveiller, j’ai souvent arrêté de les suivre de près car il devenait trop douloureux de les voir à une évaluation supérieure de 100% ou 200% par rapport au niveau où j’ai vendu.
La même erreur d’ancrage peut aussi se produire quand le prix d’une action chute d’un prix récent plus élevé. Cela se produit fréquemment dans le cas d’un titre dont les fondamentaux se détériorent. Par exemple, supposons qu’une mauvaise nouvelle est annoncée par une compagnie et vous déterminez que la valeur intrinsèque s’est contractée d’environ 40% alors que l’action n’a perdu que 20% de sa valeur. Dans ce scénario, plusieurs investisseurs vont faire l’erreur d’acheter des actions parce qu’ils en déduisent incorrectement que le titre est une aubaine en relation avec le prix plus élevé auquel il s’est transigé au cours de la précédente séance boursière. J’ai fait cette erreur plusieurs fois par le passé, et c’est habituellement avec des titres aux fondamentaux en détérioration.
Solutions pour combattre le biais d’ancrage
Bien que le biais d’ancrage peut être très difficile à surmonter, les stratégies suivantes peuvent aider à atténuer les effets de l’ancrage quand vous pensez qu’il pourrait impacter vos décisions d’investissement:
1) Premièrement, je crois qu’il est important d’être parfaitement conscient de l’existence du biais d’ancrage et de réaliser qu’il entre en jeu, dans une certaine mesure, à presque chaque décision d’achat ou de vente. Que ce soit le haut ou le bas des 52 dernières semaines, le prix auquel vous avez commencé à regarder un titre ou le prix auquel il se transigeait il y a deux ans, lequel constitue une fraction du prix d’aujourd’hui, je crois qu’il est utile d’identifier quel peut être le prix d’ancrage dans chaque situation. Vous devez être prudent car en se concentrant sur le prix d’ancrage, cela pourrait en intensifier les effets. Toutefois, si vous pouvez reconnaître qu’il y a un ancrage en jeu, vous pouvez alors concevoir une stratégie pour le minimiser.
2) En 2001, Galinsky et Mussweiler ont proposé une stratégie pour résister à l’effet d’ancrage. Ils ont suggéré que les négociateurs (ou investisseurs) concentrent leur attention et recherchent dans leur mémoire des arguments contre l’ancrage. Par exemple, dans le cas où une action a bougé significativement de son bas de 52 semaines, et où ce dernier prix pourrait entrer en jeu comme ancrage, ils pourraient chercher dans leur mémoire des cas d’opportunités manquées à cause de l’ancrage où les titres ont multiplié en valeur (appelons ces titres des « multi-baggers »). Cette année, j’ai débuté la rédaction d’un journal de mes décisions d’investissement afin de pouvoir retourner en arrière et analyser mes opportunités manquées et mauvaises décisions avec moins de biais de recul.
3) Un investisseur très intelligent dans mon réseau a suggéré d’avoir un « mur de la honte » avec des chartes de prix à long terme de multi-baggers et d’encercler dans le coin en bas à gauche où vous avez ancré et raté l’occasion. Lorsque vous sentez que vous pourriez être soumis à l’effet d’ancrage, vous pouvez regarder votre « mur de la honte », ce qui pourrait diminuer le poids de l’ancre.
4) Dans le livre « Thinking Fast and Slow », Daniel Kahneman suggère délibérément de penser l’opposé afin d’aider à gérer le biais d’ancrage en négociation de prix. Dans une situation où il y a probablement un ancrage solide, un investisseur pourrait se poser la question : « malgré le fait que je suis influencé par un prix d’ancrage, est-ce que le prix de cette action est attrayant aujourd’hui en relation avec ses perspectives d’affaires futures? » Au lieu de garder un focus sur le prix auquel il s’est transigé récemment, se concentrer sur la valeur espérée de l’action dans deux ou trois ans dans le futur peut aider à réduire le poids de l’ancre. En 2003, si je m’étais concentré sur les perspectives futures et la valeur espérée de MTY dans quelques années, laquelle pourrait avoir été estimé à plus de 2$ par action, cela aurait pu produire un point de référence bien différent que l’ancre à 0.25$ et j’aurais peut-être été prêt à payer plus cher au lieu de rester assis sur ma position et attendre un prix inférieur.
Une des premières fois dont je me rappelle avoir réduit le biais d’ancrage avec un certain succès est avec une compagnie appelée Paladin Labs (« Paladin »). Paladin était une compagnie pharmaceutique spécialisée avec un long historique de croissance profitable et était gérée par une superbe équipe de direction. J’ai regardé Paladin pour la première quand le titre se transigeait à 4$ par action. À l’époque, leur profitabilité était erratique, mais ils avaient 3.75$ par action en encaisse. J’attendais que l’action tombe sous l’encaisse nette mais ça ne s’est jamais produit et peu après, l’action a débuté une longue montée ascendante quand la compagnie a commencé à systématiquement afficher une croissance profitable. J’ai continué à suivre Paladin, mais je ne pouvais tout simplement pas me faire à l’idée de payer des multiples du prix de 4$ où je l’ai manqué. À la mention périodique d’un ami (qui a acheté à un prix inférieur et conservé une large position), j’ai décidé de jeter un nouveau coup d’œil à Paladin après que le PDG, Jonathan Goodman, se soit blessé sérieusement en 2011 et que l’action ait piqué du nez. Selon mon analyse, l’équipe de direction en place était suffisamment solide pour fournir une transition sans heurt du leadership, et les fondamentaux de l’entreprise étaient intacts. Le prix d’ancrage de 4$ était encore pesant, mais en dirigeant mon focus sur l’évaluation raisonnable en relation avec les perspectives actuelles et futures de la compagnie, j’ai été capable de passer par-dessus l’ancre de 4$ et j’ai pris une position dans Paladin à 35$. Deux ans et demi après, la société a été achetée à un prix 300% plus cher que mon point d’entrée en 2011.
Vous devez être prêt à changer d’avis lorsque des faits nouveaux viennent modifier la thèse d’investissement. Par exemple, il y a une petite microcap du nom de CRH Medical (CRH.TO) que j’ai regardée vers la fin de l’année 2012. À ce moment, CRH distribuait un produit médical utilisé pour traiter les hémorroïdes. Consacrer un week-end complet à des recherches sur les traitements anti-hémorroïdaires constitue probablement le moment le plus plate de ma vie, mais à cette époque, le titre se transigeait à 0.30$, soit environ 1x les revenus et 5x les flux monétaires libres, une aubaine pour une compagnie de produits médicaux. L’entreprise était à bâtir une équipe de ventes et de marketing pour la vente directe, un défi important qui allait probablement avoir un impact négatif temporaire sur la profitabilité. Donc, j’ai décidé de passer mon tour. Deux ans et demi plus tard, la compagnie n’était plus sur mon radar mais un ami, qui est un investisseur brillant (et qui est moins susceptible au biais d’ancrage que moi), m’a mentionné la compagnie récemment et m’a suggéré d’y jeter un nouveau regard. Voilà la compagnie 1200% plus cher que lorsque je l’ai initialement regardé, mais qui a récemment fait une acquisition transformationnelle et a fait croître ses ventes de produits entre temps. Dans le passé, j’aurais eu du trouble à revisiter une idée comme celle-ci compte tenu de la torture émotionnelle d’avoir manqué le titre quand il se transigeait à une fraction de son prix aujourd’hui. Cela dit, je compte consacrer du temps à cette idée prochainement, et je vais tenter de garder mon focus sur la valeur espérée de la compagnie à long terme, en ignorant le fait que CRH était à 0.30$ il y a quelques années.
5) Certains investisseurs cherchent à combattre ce biais en achetant (ou vendant) initialement de petites quantités au prix actuel. Cela peut aider à rétablir l’ancre à un prix plus près du cours de l’action. Deux de mes positions les plus importantes avaient chacune gagné 200% au cours de l’année avant que je les achète l’an dernier. Je ne l’ai pas réalisé avant qu’un ami m’indique cette stratégie, mais en retournant analyser mes transactions sur ces deux titres, voici ce que j’ai observé: J’ai acheté initialement une petite position pour chaque titre, et à peu près un mois plus tard, j’ai commencé à acheter plus agressivement alors que le prix se maintenait au même niveau. J’ai remarqué aussi avoir utilisé cette stratégie lorsque j’augmente mon coût moyen sur des positions détenues en portefeuille, encore une fois en achetant de petits blocs d’actions. En utilisant cette stratégie, peut-être que mon esprit d’investisseur est inconsciemment en l’attente d’une direction sur les marchés pour décider quoi faire par la suite, mais je crois qu’acheter ou ajouter à des positions existantes en petites quantités aide à rétablir l’ancre plus près du prix actuel. Donc, dans le cas de MTY par exemple, j’aurais pu acheter une petite position au prix de 0.30$ afin de combattre le biais d’ancrage, attendre quelques semaines, et commencer à acheter agressivement autour de ce prix, niveau auquel il est resté pendant plusieurs mois.
6) Dans le cas d’un ancrage relié au prix de vente récent d’un titre, voici un truc mental que j’ai utilisé récemment pour combat les effets de l’ancre: considérez le capital obtenu de la vente de cette position comme réinvesti dans une nouvelle position s’étant appréciée autant sinon plus que le titre que vous avez vendu. C’est très douloureux de penser aux gains laissés sur la table après avoir vendu une action dont le prix a continué de monter. Si je pense à un autre titre que j’ai acheté à peu près en même temps et dont la performance est équivalente voire supérieure, alors cela fait en sorte qu’il m’est plus facile de racheter des actions dans le futur à un prix supérieur. Par exemple, en 2014, j’ai vendu une partie de ma position dans Biosyent (RX.V) à 6.50$ pour plusieurs raisons, lesquelles principalement reliées à l’évaluation de la compagnie. L’action a continué de prendre de la valeur pour frapper 12$ plus tôt cette année. Cependant, j’ai récemment racheté des actions dans Biosyent quand le titre est tombé à 8$. J’ai utilisé comme stratégie de concentrer ma réflexion sur la valeur espérée dans quelques années pour passer par-dessus l’ancre à 6.50$ mais j’ai aussi songé au gain réalisé sur un autre titre acheté à peu près au même moment que la vente de Biosyent, et qui s’est apprécié encore davantage. Je crois que cette stratégie m’a aidé à réduire le remords après-vente et le poids de l’ancre à 6.50$.
J’espère que cet article a permis d’améliorer votre compréhension du biais d’ancrage. En espérant que ces stratégies vous aideront à vous immuniser contre ce biais et à diminuer votre taux d’erreur quand il est question d’achat et de vente de titres.
Je vous invite à venir discuter sur le forum du biais d’ancrage et à partager vos propres stratégies pour en réduire les effets : Quelles stratégies utilisez-vous pour réduire le biais d’ancrage ?
(Merci au groupe TMF DMC pour certaines des idées traitées dans cet article et à Meredith B pour ses idées et son feedback)
Excellent Article Chip. Je vais définitivement appliquer certains des trucs mentionnés. Aussi, tu me donnes le goût de lire Think Fast and Slow, qui traîne dans ma bibliothèque depuis plusieurs mois!